La guerre de 1870 dans les Ardennes
Épisode 8 : La libération du département des Ardennes
La libération du territoire français est, selon le traité de paix de Francfort signé entre la République française et l’Empire allemand le 10 mai 1871 et les conventions signées par la suite, conditionnée au versement d’une indemnité de guerre de 5 milliards de francs au plus tard le 1er mars 1875.
Peu après la reconquête de Paris, le gouvernement de Thiers lance le 20 juin 1871 un emprunt international de deux milliards de francs. La France peut ainsi verser à l’Empire allemand 500 millions en juillet, 1 milliard en août et 500 millions au début de l’année 1872.
En contrepartie, les Allemands évacuent la Normandie et la Picardie fin juillet 1871, la région parisienne et les forts au nord de Paris à la fin du mois de septembre. En échange de l’accélération du paiement de l’indemnité, le gouvernement français obtient en octobre 1871 la libération de six départements de l’est de la France (l’Aisne, l’Aube, la Côte-d’Or, la Haute-Saône et le Jura). Ainsi, à la fin de l’année 1871, seuls restent occupés la ville de Belfort et six départements de l’est de la France dont les Ardennes.
Des initiatives privées ayant pour but de réunir l’argent nécessaire à la libération du territoire voient aussi le jour. Ainsi, au niveau local, une loterie pour « l’affranchissement du territoire » est organisée en mars 1872 par les jeunes filles de Charleville. Au niveau national, l’association des Femmes de France lance, au début de l’année 1872, une souscription patriotique ayant pour objectif de réunir la somme de 500 millions de francs. Les archives communales de Charleville, conservées aux Archives départementales des Ardennes, contiennent des documents relatifs au comité local de cette association. Ils permettent de découvrir qu’après avoir divisé la ville en quartiers, les femmes de cette association sont allées frapper aux portes de chaque habitant pour obtenir des dons en espèces ou des promesses de don.
Une lettre du sous-préfet de Sedan du 30 janvier 1872 au maire de Raucourt témoigne également de l’existence d’un tel comité à Sedan et Mézières. Il écrit au maire que « l’élan est donné partout » et qu’il « ne doute pas que les campagnes elles-mêmes ne s’empressent d’imiter ce noble exemple ». Il encourage donc le maire à « organiser … des comités semblables qui pourraient se relier à celui de Sedan et combiner leur moyen d’action ». Il conclut sa lettre en précisant « Quoique le gouvernement ait voulu laisser jusqu’ici cette patriotique manifestation à l’initiative privée, cependant, je recevrais volontiers les communications que le comité de votre canton voudrait bien me faire et au besoin je me ferais un plaisir de lui prêter mon concours comme intermédiaire entre lui et celui de Sedan ».
Malgré ce soutien de l’État, cette souscription n’atteint pas l’objectif des 500 millions de francs et les souscripteurs sont remboursés. Elle témoigne cependant de la volonté partagée par la population et le gouvernement de réunir au plus tôt la somme nécessaire à la libération du territoire. En juillet 1872, Thiers lance un second emprunt de 3 milliards de francs. Le succès est tel que c’est près de 44 milliards dont 26 provenant de l’étranger qui sont proposés au gouvernement. Celui-ci n’emprunte finalement que 3,498 milliards. La France a désormais les moyens de payer la totalité des 5 milliards. Suite à la convention de Berlin du 15 mars 1873 relatif au versement du dernier milliard, les Allemands acceptent de substituer Verdun à Belfort comme dernière ville occupée et d’évacuer les départements encore occupés à partir du 5 juillet 1873.
Début juillet 1873, un tableau décrivant le calendrier d’évacuation des troupes allemandes et les localités où elles doivent faire étape paraît dans le recueil des actes administratifs de la préfecture des Ardennes. Il y est ainsi indiqué que Rocroi doit être évacué le 15 juillet 1873, Rethel le 16 juillet 1873, Vouziers le 18 juillet 1873, Charleville et Mézières le 23 juillet 1873 et Sedan le 24 juillet 1873. Le 25 juillet 1873, il est prévu que les Allemands soient encore à Mouzon d’où ils doivent gagner le département de la Meuse. Ce tableau est joint à une circulaire de la préfecture adressée à tous les maires précisant qu’« il importe que le mouvement du départ des troupes allemandes ne donne lieu à aucun désordre, à aucune manifestation ». Cette inquiétude des autorités au sujet d’un incident qui pourrait remettre en cause l’évacuation totale du territoire national transparaît également dans une lettre adressée au maire de Raucourt par le sous-préfet de Sedan le 14 juillet 1873. Il lui écrit : « Je n’ai pas besoin de vous dire de recommander [aux habitants] de conserver jusqu’au dernier moment, vis-à-vis des Allemands, une attitude digne et réservée. Si j’apprenais que des conflits se sont élevés entre les troupes allemandes et les habitants, du fait de ces derniers, je n’hésiterais pas à sévir très sévèrement contre les coupables. En terminant, je crois devoir ajouter qu’en présence de la prolongation de l’occupant sur un point de notre territoire, les manifestations bruyantes seraient dangereuses et regrettables ».
Des articles du journal « Le Courrier des Ardennes », consultables sous forme de microfilms aux Archives départementales des Ardennes, nous en apprennent plus sur le déroulement de l’évacuation du département. Ainsi, un article du 16 juillet 1873 décrit la libération de Rocroi en ces termes : « Aujourd’hui, à 4 heures précises de matin, le bataillon bavarois et la batterie d’artillerie quittaient la place et allaient stationner sur les glacis pour attendre les formalités relatives à la remise des établissements militaires aux autorités françaises. À 5 heures et 32 minutes, les troupes allemandes partaient définitivement. Notre population, toute heureuse de voir la fin de l’occupation, manifeste sa joie en pavoisant les maisons de drapeaux aux couleurs nationales, cachées si longtemps à nos regards. La fanfare joue ses airs les plus gais… À 9 heures, entre en ville un détachement de gendarmes envoyé par le ministre de la guerre en attendant l’arrivée d’une garnison ». Ce schéma se répète dans les autres grandes villes du département : un départ matinal des troupes allemandes dans le calme suivi par le pavoisement des bâtiments et l’organisation de festivités dès la sortie de la ville de l’occupant et, enfin, l’arrivée rapide de troupes françaises.
Le Courrier des Ardennes, dans son édition du 18 juillet 1873, relate ainsi la libération de Rethel : « L’occupation allemande vient enfin de cesser à Rethel après une durée de trois années. Aujourd’hui, 16 juillet, la garnison bavaroise est partie vers neuf heures du matin. Le départ s’est effectué sans aucun incident de nature à être remarqué. À peine le dernier soldat étranger avait-il quitté la ville, que celle-ci s’est pavoisée spontanément aux couleurs nationales et que la gendarmerie mobile, arrivée ici depuis hier, prenait possession des baraquements… Peu de temps après, les musiques municipales et des Amis-Réunis parcouraient les rues de la ville, suivies par une nombreuse population, qui bien que joyeuse, a cependant conservé jusqu’à ce moment le plus grand calme. On annonce pour ce soir d’autres divertissements ».
Le départ des troupes allemandes de Mézières et Charleville, le 23 juillet 1873, est salué dans l’édition du 24 juillet 1873 du Courrier des Ardennes par un article intitulé « Ils sont partis ! » aux accents parfois lyriques comme en témoignent les extraits suivants « Ce matin, comme trois heures sonnaient, un bruit de tambours et de clairons s’est fait entendre à Mézières et à Charleville. Ils allaient partir. À cinq heures, ils avaient mis sac à dos – ils partaient. Cela a duré une demi-heure à peu près… Ceux qui occupaient Mézières et ceux qui occupaient Charleville se sont, tour à tour, engagés sous la porte de Mohon, et un peu plus loin, la colonne disparaissait dans un nuage de poussière… Donc ils sont partis ce matin, et à six heures, dans Mézières et dans Charleville, il semblait qu’on respirait une atmosphère moins miasmatique. Les femmes paraissaient plus belles et les hommes moins laids. Ils étaient partis. Partout des sourires, des serrements de mains. Partout des drapeaux, de la verdure et des rubans. Charleville était splendide, Mézières aussi ; le Pont d’Arches, surtout, s’était pavoisé comme une corvette. Tout ce qu’on avait pu ramasser d’étoffe aux trois couleurs, laine, fil ou coton, s’épanouissait et se déroulait à tous les étages de toutes les maisons. Je ne veux citer aucune maison en particulier… mais c’était beau, et le ciel transparent et pur reflétait les flammes tricolores. Quand le dernier des hommes à tunique bleue se fut engouffré sous la porte-tunnel, les vives et alertes sonneries françaises se firent entendre… C’est un jour de fête aujourd’hui, un jour de joie et d’allégresse. Nous n’entendrons plus, sur nos trottoirs, sonner leurs éperons ou retentir le ferraillement de leurs fourreaux de tôle bossuée. Le soir, vos oreilles ne seront plus attristées, ô gens de Mézières, par le glapissement funèbre de ces cuivres mal embouchés qui venaient, vers les neuf heures, geindre sur vos remparts les notes pleurardes de leur couvre-feu sinistre et lugubre comme une cri d’orfraie enrhumée. Ils sont partis… »
La dernière grande ville du département à être libérée est Sedan. Une nouvelle fois, la joie de la population est décrite dans le compte rendu suivant, paru dans l’édition du 26 juillet 1873 du Courrier des Ardennes : « Ce matin à cinq heures et demie, au milieu d’une population sortie tout entière, les troupes allemandes ont quitté notre ville. L’étranger est parti sans qu’un cri, sans qu’un geste ait trahi tout ce qu’on éprouvait d’être délivré de sa présence… Mais à peine les Allemands avaient-ils franchi les portes de Sedan, que dans toutes les rues, dans toutes les maisons, à toutes les fenêtres, des milliers de drapeaux aux couleurs nationales sont apparus comme le signe bien cher de la délivrance. La foule s’est répandue dans la ville, la parcourant dans le plus grand ordre et avec un air de bonheur qu’on ne lui voyait pas depuis trois années… La joie est dans tous les yeux, dans tous les cœurs ; on retrouve la patrie, on est tout au bonheur de lui appartenir encore ».
Si les Ardennes sont libérées à la fin du mois de juillet 1873, il faut attendre le 16 septembre 1873 pour que la ville de Verdun soit évacuée et que le dernier soldat allemand passe la frontière.